mercredi 1 février 2012

Adoption et Humanitaire... Notions de chance, de dette, de culpabilité...

Des pratiques humanitaires pionnières d’adoptions internationales aux élans humanitaires actuels de certains adoptés pour leurs familles biologiques. Remarques sur les notions de chance, de dette, de culpabilité classiquement abordées au sujet de l’adoption internationale


Je reprends ici le texte de ce que j’ai évoqué lors du Congrès EFA sur Adoption et Humanitaire le 19/11/2011, en abordant la question de l’adoption et de l’humanitaire, de la chance, et des notions de dette et culpabilité attachées à ces notions, en six points : la pratique humanitaire pionnière des adoptions internationales (exemple de l’agence américaine Holt), l’humanitaire comme raison d’adopter, l’adoption comme « chance » exclusive pour les enfants adoptés, pour les parents adoptifs, pour les pays d’origine (exemple de la Corée du sud), et enfin pour les familles biologiques (sur la base de l’expérience de membres de la Voix des Adoptés*).

Adoption internationale « humanitaire » dans sa pratique pionnière comme contribution à l’Œuvre de Dieu : l’exemple de l’agence américaine HOLT

A partir de la deuxième moitié des années 50, l’adoption internationale a connu le début de son développement mondial, et était imprégnée d’humanitaire : sauver des enfants orphelins ou délaissés. L’agence américaine Holt (du nom du couple fondateur de cette agence) proposait des pratiques humanitaires d’adoption, empreintes de foi et de religion chrétienne. Pour Harry et Bertha Holt, paysans évangéliques de l’Oregon, l’adoption, reconnue comme un acte de foi, leur permettait de participer  à l’œuvre de Dieu (God’s work).[1] Les Holt, parents de six enfants biologiques, avaient été touchés par la situation terrible des orphelins et des métis coréens (nés de relations entre soldats américains –les G.I.- et femmes coréennes) : ces enfants étaient rejetés par la société très néo-confucianiste de l’époque et sans espoir d’avenir.[3,4] Harry et Bertha Holt furent à l’origine d’une Loi spéciale pour l’adoption internationale défendue et promulguée en 1955 au Congrès américain : c’est à partir de cette Loi que l’adoption de coréens fut possible, les Holt en ayant adoptés huit.[1]
La lettre informative des Holt pour les futurs parents adoptifs incluait la requête suivante :
We would ask all of you who are Christians to pray to God that He will give us the wisdom and the strength and the power to deliver his little children from the cold and misery and darkness of Korea into the warmth and love of your homes.
[Traduction : "Nous demandons à tous ceux qui sont chrétiens de prier pour que Dieu nous donne la sagesse, la force et le pouvoir de délivrer ses petits-enfants contre le froid et la misère et l'obscurité de la Corée dans la chaleur et l'amour de vos maisons."]
Pour les Holt, l'adoption était un acte de foi ; l'amour était suffisant pour construire les familles dont les enfants avaient besoin.
Au début des années 60, les Holt ont pris véritablement en compte le concept d'intérêt supérieur de l’enfant. Leur procédure a commencé à suivre les procédures standards conventionnelles, et a progressivement évolué vers un fonctionnement d'agence d'adoption typique. En un peu plus d'une décennie, les Holt sont devenus une structure centrale de l'histoire moderne de l'adoption : un mouvement de l'aide humanitaire vers le professionnalisme, et de la religion vers la science.[1]

L’ humanitaire peut-il être une raison d’adopter ?


Statistiquement, on retrouve quatre raisons d’adopter : [2,3]
    1°/ La stérilité pour 75 %
    2°/ Le statut de célibat (reconnue et mise en avant comme infécondité sociale) pour 12%
    3°/ Le risque congénital (fécondité à risque) pour 3%
    4°/ Choix d’adopter sans troubles de fécondité, dénommée raison dite « humanitaire » (entre guillemets) : 10%

Ces quatre raisons peuvent être différenciées en deux groupes :[3]
 Adoption pour trouble de fécondité (stérilité, statut de célibat, risque congénital) : 90%
Adoption sans trouble de fécondité (raison dite « humanitaire ») : 10%

Pour tout adoptant, il peut exister des élans humanitaires, une sensibilité altruiste, humaniste, mais l’adoption ne doit pas être humanitaire pure car il serait dangereux et limité de considérer l’adoption comme humanitaire pure, ayant pour but unique de sauver des pauvres petits enfants de la misère et de la mort.[3] C’est pour cela que la raison dite « humanitaire » emploie impérativement les guillemets, car fort heureusement, elle correspond le plus souvent un désir d'agrandir sa famille plus qu'à la motivation de « sauver une vie ».[2] Le projet d’adoption doit s’intégrer dans un projet parental et non dans le seul but de sauver un enfant de la misère et de la mort. L’adoption a pour but essentiel de donner une famille à un enfant.  Elle ne se réduit pas à sauver des petits malheureux qui vivent dans des pays pauvres.[3]

L’adoption est-elle une « chance » uniquement pour les enfants adoptés ? 

Cette vision de l’adoption peut être culpabilisante pour l’adopté.

En tant que parents, nous ne faisons pas des enfants uniquement pour soi mais également pour eux. De même, nous n’adoptons pas des enfants uniquement pour eux mais également pour soi. Que l’adoption soit bénéfique certes, mais elle n’est pas obligatoirement salutaire, loin s’en faut. L’enfant adopté n’est pas redevable de par le fait de ses parents adoptifs : il y aurait là un biais relationnel fort dommageable, où l’enfant se sentirait toujours en situation de chanceux, de soumis,  comme s’il n’était en rien maître de son destin. En outre, c’est faire peser sur les épaules de l’adopté une dette impossible à rembourser : le pauvre enfant adopté sauvé de la misère et de la mort devrait être redevable et reconnaissant envers ses parents-sauveteurs-bienfaiteurs. Mais l’enfant adopté doit-il entièrement son salut au fait d’avoir été adopté ? Des parents adoptifs attachés à la seule raison humanitaire pure pensent peut être que, dans leur relation avec l’enfant adopté, tout est gagné et que tout leur est dû : le pauvre petit n’aurait de toute façon pas pu survivre dans son pays, il ne peut donc qu’être gentil et bien obéissant à l’égard de ses sauveurs. Mais la parentalité n’est pas gagnée d’avance, elle se mérite et se construit.[3]

 ■ Ceux qui pensent que l’adoption est une chance uniquement pour l’enfant adopté oublient qu’elle est également une chance pour les parents : l’équilibre est dès lors plus clair, et évite de résumer l’adoption à un sauvetage de petits malheureux venus d’ailleurs. Ceux qui la considèrent uniquement comme une chance pour l’adopté ont une vision bien réduite des choses. La « chance d’être adopté » doit se faire dans les deux sens : les parents adoptent l’enfant mais l’enfant doit également adopter ses parents. Le lien est équilibré si les deux se sont adoptés mutuellement, et pas seulement l’un ou l’autre. Les enfants naturels ne choisissent pas non plus leurs parents ni leurs familles : passe-t-on son temps à leur rappeler la chance qu’ils ont d’être nés dans telle ou telle famille ? D’ailleurs, le lien biologique n’est pas non plus la garantie d’une parentalité réussie.[3]

L’adoption est-elle une « chance » uniquement pour les parents adoptifs ?

Cette vision de l’adoption peut être culpabilisante pour les parents adoptifs.

L’adoption considérée comme une chance inouïe d’avoir un enfant donnerait un droit à l’enfant pour des parents adoptants.  Mais il n’existe pas de droit à l’enfant. Le droit international met la priorité sur l’intérêt supérieur de l’enfant, et donne le droit à l’enfant d’avoir une famille, et idéalement un droit à l’enfance.
En outre, cette idée d’adoption comme « chance » uniquement pour les parents adoptifs pourrait les autoriser à chercher et obtenir un enfant à tout prix.  Dès lors, l’enfant adoptif serait considéré comme un objet de marchandage, une simple marchandise, et les parents adoptants comme des marchandeurs-acheteurs-voleurs d’enfants…
Mais l’adoption ne se réduit pas à la recherche et à l’obtention d’un enfant à tout prix (l’enfant adoptif n'est a fortiori ni un objet de marchandage, ni une marchandise).[3]
Par ailleurs, les parents adoptifs pourraient se sentir coupables par rapport à l’ « abandon », au « déracinement », à « l’arrachement aux racines », à leur enfant adopté arraché à ses racines. Mais ceux qui parlent de déracinement causé par l’adoption oublient que l’enfant déraciné ne l’est pas par le fait de l’adoption, mais l’est par  sa situation dans le pays d’origine lui-même : l’enfant adopté est déraciné antérieurement à l’adoption. Nonobstant l’adoption elle-même, les conditions ne sont pas toujours réunies pour permettre à l’enfant de s’enraciner dans son pays d’origine. Qu’il s’agisse de conditions sociales, familiales, économiques, ce n’est pas l’adoption qui cause le déracinement, ou plutôt l’impossibilité d’enracinement : l’adoption au contraire permet cet enracinement de l’enfant dans une terre différente de sa terre natale. Il est délocalisé de sa terre natale plus que déraciné.[3] Et le mythe de l’adoption coupable du déracinement, dans le cadre d’adoptions éthiquement correctes, est un mythe effectivement : l’adoption permet une délocalisation de la plante adoptée et propose une reprise de greffe dans une terre différente de sa terre natale.

L’adoption internationale  est-elle une « chance » pour les pays d’origine ? 

Cette vision peut être culpabilisante pour le pays d’origine.

Je prends l’exemple de la Corée du sud. L’adoption internationale au pays du matin calme s’est développée dès la fin des années 50, suite à la guerre de Corée, et à l’instar de l’agence Holt, implantée à Seoul, puis à Pusan. Elle a continué à augmenter jusqu’à la fin des années 80, où l’organisation des Jeux Olympiques, l’essor économique et une meilleure régulation démographique ont amené  à la diminution voire la quasi-disparition des adoptions internationales. En parallèle, le regard sociétal sur les « Bananes » (métaphore utilisée par les Coréens de souche pour désigner les adoptés coréens à l’étranger, considérés comme jaunes à l’extérieur et blanc à l’intérieur) évoluait positivement avec une meilleure acceptation et reconnaissance : facilitation d’accès aux origines, possibilités de voyages de retour en Corée avec l’appui d’associations d’adoptés coréens telles que Racines coréennes** en France , promotion et développement de l’adoption interne, proposition de bi-nationalité facilitée pour tous les adoptés coréens à l’étranger, dans le cadre d’une politique de séduction[5] pour ramener les bananes à leur société de sang

L’adoption peut-elle (re)devenir une « chance » pour les parents biologiques ?

L’expérience de certains adoptés d’Amérique latine de la Voix des Adoptés* met en évidence une « chance » inversée : lorsque ces adoptés retrouvent positivement des liens avec leur famille biologique en situation de difficultés socio-économiques, ce sont eux qui ont des élans humanitaires envers leur famille biologique.

L’humanitaire qui imprégnait les adoptions internationales pionnières imprègne finalement certains adoptés eux-mêmes envers leur famille d’origine.



*La Voix des Adoptés est une association d’adoptés adultes de l’international et de France ; Site internet : <http://lavoixdesadoptes.com/>
**Racines Coréennes est une association d’adoptés d’origine coréenne ; Site internet : <http://www.racinescoreennes.org/ >


Références bibliographiques :
[1] The Adoption History Project -Bertha and Harry Holt [en ligne] Disponible sur : <http://pages.uoregon.edu/adoption/people/holt.htm> (consulté le 18/12/2011).
[2] DE MONLEON JV, PIERRON J, HUET F, Les raisons de l’abandon et de l’adoption : étude observationnelle portant sur 800 cas, Arch Pédiatr, 2011 ; 18 : 221-222.
Disponible sur : <http://leblogdeladoption.blogspot.com/2011/06/les-raisons-de-labandon-les-raisons-de.html> (consulté le18/12/2011).
[3] PIERRON J, Données socio-familiales de l’adoption internationale en France (étude descriptive à partir des dossiers des 800 premiers enfants vus à la Consultation d’Adoption Outremer du Dr J.V. de Monleon au CHU de Dijon). Thèse de médecine. Dijon : Faculté de Médecine de Dijon, 2007.
[4] PIERRON J, Adoption et séparation d'enfants : diverses approches anthropologiques, in VINAY A et Al, Psychologie de l'attachement et de la filiation dans l'adoption, Paris, Dunod, 2011.

[5] MAURY F, L'adoption interraciale, Paris, L'Harmattan, 1999.

 
USA for Africa - We are the world

10 commentaires:

  1. Merci pour cet article ô combien intéressant Julien.
    Dommage que ton blog n'existait pas il y a 10 ans quand j'ai commencé mes premiers examens, euh.. entretiens pardon, pour un agrément en France !
    Amitiés,
    Virginie, maman d'Anaïs

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  2. Bonjour Julien.
    Intéressant, cet article, même si j'ai un peu de mal à m'y retrouver sur la fin, qui me fait un peu penser à celle du Petit Poucet... ;)
    Si je reviens au début, je pense qu'en effet les adoptants ont nécessairement une "fibre" humaniste si ce n'est humanitaire: par définition, ce sont des gens qui ne distinguent pas leur patrimoine génétique de celui de l'humanité et ne cherchent pas à faire le tri entre trois brins d'adn... Ils n'étaient pas forcément fabriqués comme ça au départ, mais ils y sont venus... Il n'empêche que le souhait premier des adoptants doit être celui de "faire famille" - parce que si on veut faire une "bonne oeuvre", il existe d'autres moyens qu'adopter, et qui conviennent mieux! Y compris dans le domaine de l'adoption, paradoxalement...
    On peut par exemple devenir bénévole d'OAA. Car en effet, les motivations du type de celles du couple Holt n'ont pas disparu de la scène de l'adoption internationale, elles sont toujours présentes et ce sont celles des OAA et de leurs acteurs. Ces motivations humanitaires ne sont pas incompatibles avec les motivations "égoïstes" des parents: un OAA peut chercher à faire de l'humanitaire en effectuant le meilleur apparentement possible et choisir un couple qui, lui, cherche à résoudre son problème de stérilité, ou un(e) célibataire qui cherche à fonder sa famille... pour ne citer que les deux cas les plus simples et sans vouloir exclure d'autres configurations. Les deux motivations, celle de l'humanitaire et celle de "faire famille" viennent là se combiner harmonieusement dans la mesure où elles ne se situent pas au même niveau.
    Je pense que si les adoptants souhaitent "faire famille", eh bien dans ce cas, parents et enfants "ont de la chance" exactement de la même manière que lorsqu'il se produit une naissance heureuse dans une famille.
    Tout cela ne veut pas dire que la famille en question ne passera pas par quelques tourmentes, exactement comme n'importe quelle autre famille... même si ces tourmentes revêtiront des formes légèrement différentes de ce qui se passe ailleurs, à cause des effets de type "banane" ou autres du même ordre, à cause de la complexité du roman familial... tous éléments qui ajoutent quelques chapitres à l'histoire - mais n'est-ce pas aussi ce qui fait sa richesse et son intérêt?
    Merci pour ce blog!
    Une mère adoptive

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    1. Merci pour votre commentaire !
      Je vous connais sans doute... Amitiés donc...

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  3. Merci Julien pour cet article clair, concis, et qui donne à réfléchir. Combien de fois me suis-je entendu dire, dans la rue, par de parfaits inconnus : "il a eu de la chance, votre fils"... , ce à quoi je réponds que si chance il y a, elle est largement partagée...
    Je dis souvent que l'adoption, c'est la rencontre de deux détresses pour en faire, autant que possible, un double bonheur... (ce qui n'exclut pas les zones de turbulence, bien sûr, comme dans toute famille).
    Pour rebondir sur ce que dit cette maman adoptive, dans le commentaire précédent, à savoir le fait que les parents adoptants s'affranchissent des limites du biologique, et qu'une adoption réussie passe par la conviction que ce n'est pas un patrimoine génétique commun qui permet de souder une famille, je viens de lire un excellent livre, qui vient de paraître : "Penser l'adoption - La gouvernance pastorale du genre", par Bruno Perreau. Une réflexion salutaire sur les fondements inconscients du "tout-biologique" qui sous-tend encore pour une grande part l'approche des travailleurs sociaux et des juges.
    Amitiés à toi, cher ami "banane" (;-)), et longue vie à ce blog au triple A si fécond,
    Blandine (maman heureuse d'un petit "bounty" !!)

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  4. Merci pour ce billet, la mise au point sur le "déracinement" et le passage sur la notion de dette envers la famille biologique, rarement traitée.

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    1. Merci Nénette !
      Le déracinement est souvent mal-traité à mon avis...

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  5. Euh, on a adopté sans troubles de stérilité, mais ce n'était pas pour autant un truc humanitaire. Les raisons de notre choix de couple et de notre désir d'enfant ne regardent que nous, mais de là à nous classer dans les 10% d'adoption "humanitaires", j'ai du mal... L'adoption des 90% autres ne serait donc qu'une 2e voie, après échec de la voie dite naturelle?
    Je reste perplexe sur cet article d'un blog que j'aime bien feuilleter par ailleurs, d'autant plus que j'avais assisté à la conférence EFA de Novembre et à votre intervention (que je n'avais visiblement pas comprise)...
    La pingoo family, famille adoptante ... pour devenir une famille ... selon nos choix!
    http://pingoofamily.blog.lemonde.fr/

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    1. Relisez bien l'article, Corinne : j'insiste sur le fait que la raison est dite ENTRE GUILLEMETS "humanitaire" (entre guillemets impérativement),car fort heureusement, elle correspond le plus souvent un désir d'agrandir sa famille plus qu'à la motivation de « sauver une vie »... Je pense que nous sommes bien d'accord... Mais c'est ENTRE GUILLEMETS impérativement...;-))

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